Phœnix, cahiers littéraires internationaux, n°19 - automne 2015 : Bruno Doucey
Le poète-phare de Phœnix cet automne-hiver 2015 : Bruno Doucey, qui dirige le « bateau d’édition » éponyme. La revue lui consacre un dossier d’une trentaine de pages, coordonné par André Ughetto et alimenté par : un entretien avec Pierre Kobel, un portrait du poète par Françoise Siri, ainsi que des recensions – de Stéphane Bataillon, de Nimrod, de Murielle Szac (propos très touchants sur les romans de Bruno Doucey, invoquant les figures de Victor Jara, de García-Lorca, mais aussi de Marianne Cohn et de Max Jacob), de Michel Ménaché – et des poèmes, bien sûr, dont un de René Depestre, et les autres, quatre suites inédites, de Bruno Doucey lui-même.
Sa présence en tant que « poète invité » au sein de la revue est en totale adéquation avec l’esprit de celle-ci, puisque Phœnix, revue engagée – dans le temps présent, tournée vers le réel, la société, l’histoire – comme Doucey se préoccupe du devenir de l’humanité, et partage avec le poète le sentiment que la poésie, active, transgresse les frontières et les barrières culturelles, se fraye un passage à travers les dogmes, et, peut-être, par l’invention d’un langage universel, relie les hommes ensemble, tisse des dialogues nécessaires. De celle que Bruno Doucey nous offre ici – lyrique, solaire –, une douceur tranquille se dégage, qui force le respect, ainsi qu’une sensibilité extrême pour le monde qui nous entoure, une attention portée en particulier à sa beauté.
Ses poèmes m’évoquent ces mots-ci, lus récemment, de Rilke : « Les vers ne sont pas [...] des sentiments [...], ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir beaucoup vu de villes, d’hommes et de choses [...]. Il faut encore avoir été auprès de mourants » (Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. : Maurice Betz, 1910). Ce dix-neuvième numéro de Phœnix montre combien les expériences que Bruno Doucey a vécues depuis l’enfance ont forgé sa voix de poète-romancier. Je me permettrais d’ajouter qu’il faut une besace de vie bien remplie pour écrire des vers dont la simplicité apparente rappelle les mots de René Char, « tirer parti de la simplicité d’une olive » (En trente-trois morceaux et autres poèmes), soit, avec Bruno Doucey, porter « de grands yeux étonnés sur la vie » : des vers écrits avec un cœur qui résiste avec fermeté mais aussi avec compassion : « Chaque matin / Un enfant naît en chantant / Et le murmure d’une main / S’efface devant la mort » (Sept poèmes traduits du grec par le vent de l’été) ; des vers arrimés à la simplicité du concret et du quotidien : « Dans la brise du petit matin / Le linge étendu la veille / Donnait à la terrasse / L’aspect d’une barque / Rentrant au port » (En ton sommeil l’avenir) ; des vers somme toute d’un naturel extraordinaire, limpides, lumineux (qui ne sont pas sans rappeler ceux du poète grec Yannis Ritsos, que les éditions Bruno Doucey ont édité, dans de belles traductions d’Anne Personnaz) : « Dans ce pays / Une seule jarre enferme plus d’eau fraîche / Que n’en contient le ciel » (Sept poèmes traduits du grec par le vent de l’été).
Les poèmes d’amour de Doucey que Phœnix nous donne à lire, adressés à sa compagne Murielle Szac, font également revenir à Char, à sa félicité, éprouvée au réveil, auprès de l’aimée : « J’ai pesé de tout mon désir / Sur ta beauté matinale » (« Gravité », Fureur et mystère). Le vers de Doucey, « Tout semblait habité par une seule raison de vivre » (« La naissance du monde », En ton sommeil l’avenir), parle de poésie vivante, qui repousse les murs, et d’espoir, qui porte « l’indomptée rafale du vent » (Yannis Ritsos, Symphonie du printemps) et la lumière s’engouffrant par les fenêtres que cette poésie crée. « Ici, le poème est l’acte », dit Stéphane Bataillon, dans sa recension du Livre des déserts, édité par Bruno Doucey ; acte de résistance, acte d’amour : « Se réveiller à tes côtés / c’est se sentir deux fois vivant » (Cinq propositions pour un évangile du petit jour selon M.S.).
Le reste de ce dix-neuvième opus de la trimestrielle revue de poésie Phœnix ne dément pas cette viatlité, avec un partage des voix de Merlin Barthélémy, Guy Torrens, Jacques Lucchesi, Corinne Le Lepvrier (et sa langue délicieusement hardie, déliée), Téric Boucebci, Joël-Claude Meffre, Olivier Domerg, Khalid El Morabethi, Laurent Grison, Henri-Louis Pallen, Odile Vecciani, Lionel Mazari, et des poèmes lyriques, et bilingues tchèque-français, du poète-psychiatre Jan Cimický, la « Voix d’ailleurs » de ce généreux volume de presque 160 pages. Sans oublier les « Sporades », les « Notes en archipel », et les compte-rendus de lecture (dont ceux qui louent les nouveaux recueils de nos collaboratrices Roselyne Sibille et Isabelle Lévesque). Longue vie à Phœnix.
Sabine Huynh